Les 3300
À gauche, c'est la moto de Gilles, une Goldwing 1500 cm³, d'une couleur peu banale, cardinal d'après Honda, violine d'après lui, et seulement violet d'après moi, mais juste pour le taquiner. Une moto pour nostalgiques, dont je fis partie il y a quelques années.
À droite, c'est la mienne, une Goldwing 1800 cm³, couleur sable d'après Honda, d'après moi aussi. Gilles, lui, se fichait de la couleur de ma Goldie. Une moto pour passionnés.
Elles ont fait les quatre-cents coups ensemble toutes les deux. Lyons-la-Forêt, Pierrefonds ou Saint-Valéry-sur-Somme les ont vus s'arrêter à plusieurs reprises. Et d'Honfleur à Cabourg, en passant par Deauville, Villers ou Houlgate, d'Etretat au Tréport en passant par Fécamp ou Dieppe, il n'y a pas un endroit de la côte normande où elles ne sont pas allées. C'étaient des moments privilégiés où les tracas de la vie quotidienne ne comptaient plus. Le rituel était immuable : un rendez-vous un samedi Porte des Lilas pour un plein à la station Total de Bougival, près de Saint-Germain-en-Laye, parce que, disait-il, les toilettes y sont plus propres qu'ailleurs (c'en était un usager plus que régulier). Puis les kilomètres défilaient, rythmés par nos musiques respectives, classique pour lui, moins classique pour moi. Nous coupions le son quand nous étions côte à côte pour éviter une cacophonie prévisible.
L'océan était bientôt là. Nous les abandonnions (oh, provisoirement) le temps de le contempler de plus près, tous les quatre. Il est difficile d'imaginer la force que peut donner la vue d'un océan à un parisien. Cet air vivifiant et odorant, cette puissance tranquille, menaçante, cette liberté que l'on ressent au plus profond de soi sont essentielles. Journées magiques où l'exception était reine... Seule entorse à cette règle, le repas de midi était tout ce qu'il y a de plus beauf, mais j'ai fait dans ma vie bien pire que manger un steack-frites au bord de la mer.
L'après-midi se terminait et le soleil tombait lentement sur cette mer qui ne nous quittait plus. Il était temps de rentrer, paisiblement, à regret. La région parisienne se faisait plus présente et soudain, Paris était là. Alors, par gourmandise, par jeu, par pur plaisir, nous continuions notre promenade dans un Paris nocturne animé. Les lumières de la capitale éclairaient les deux Goldwings qui brillaient alors de mille feux. Elles ne passaient pas inaperçues. Comment l'auraient-elles pu ?
Et puis, il y eut cette terrible année 2005. Le 29 avril, ma Goldie fut totalement détruite dans une collision avec une voiture qui lui coupa la route. Le 14 juin, Gilles nous quitta. La dernière fois que je vis sa Gold violine (mais c'est bien pour lui faire plaisir, car elle est violette), ce fut quand sa femme me demanda de l'emmener chez le concessionnaire, ne pouvant la garder, en insistant pour qu'elle monte derrière moi. C'était aussi la première fois que je remontais sur une moto depuis mon accident. J'en ai racheté une quelque mois après... la passion est plus forte que la raison.
Ils sont loin, ces moments d'insouciance et de bonheur. Mais jamais je ne les oublierai. Surtout pas quand je conduis. Nous nous demandions parfois si c'était bien raisonnable de partir comme ça aussi souvent. Je ne sais toujours pas si c'était raisonnable, mais je sais maintenant qu'il fallait le faire. La vie est trop courte.