L'inconnue de la Place du Tertre
Une nuit de novembre, j'ai fait un rêve étrange. Oui oui, seulement étrange. Personnellement, les rêves pénétrants, je les laisse à Verlaine. Et pourtant, c'était bien une femme inconnue, vêtue d'une longue robe blanche. Ses cheveux blonds flottaient sur son visage, et ses lèvres me murmurèrent :
Sur la colline, je serai
Là où tu pourras me croquer.
Elle disparut comme dans un rêve. Bon, d'un autre côté, c'en était un.
Le lendemain fut passé à élucider les octosyllabes mystérieux. J'explorai tous les sens possibles du verbe croquer et conclus qu'il s'agissait certainement d'une allusion à ces dessinateurs hantant les endroits touristiques de Paris. Le mot colline écartait d'office le pont des Arts ou le parvis de Beaubourg, et c'est le coeur haletant que je me rendai Place du Tertre, haut-lieu (et c'était le cas de le dire) de la caricature touristique.
Si j'avais conscience, à la vue de ces chevalets, palettes et pinceaux que j'étais au bon endroit, je ne trouvai nulle trace de mon inconnue. La nuit tombait, les néons des restaurants éclairaient partiellement cette place dont je fis un nombre incalculable de fois le tour. Je commençais à désespérer, craignant de m'être trompé. La nuit était désormais tombée, les chevalets se pliaient, je me retrouvai seul, tout seul...
Le lendemain soir, je regagnai la place. Le froid avait chassé la plupart des touristes et il régnait une atmosphère pesante, comme si le temps n'arrivait pas à s'écouler normalement, imposant une léthargie contagieuse à l'endroit. Et soudain, je l'aperçus, elle, mon inconnue. Je reconnus cette robe blanche, entrevue si rapidement, et ses cheveux blonds. Las ! Il ne s'agissait que d'un tableau. Elle avait fui. Le peintre me confirma qu'il s'en était fallu de peu et que... mais je ne l'écoutais déjà plus. Je parcourai en tous sens ces pavés que je connaissais par coeur, à sa recherche. Mais ma quête fut vaine et mon désespoir profond.
Combien de fois suis-je revenu, Place du Tertre, la chercher ? Complaisants, certains peintres secouaient la tête négativement en me voyant, tandis que d'autres me jetaient un regard désapprobateur. Puis le temps a passé, les décorations de Noël sont apparues sans même que je m'en rende compte. Le froid aussi, qui a dissipé les passants. Et en ce soir de Noël, j'irai rechercher mon inconnue... comme tous les soirs.
[Place du Tertre, Montmartre, Paris XVIIIe]